Guy Debord fut le Christ de l’avant-garde, immolé sur son idéologie, que plus que quiconque (Tzara, Duchamp, Artaud, l’actionnisme viennois…) il aura poussé à son extrême limite. Il en satura toutes les possibilités et toutes les impasses. Il n’y avait, pour ses prétentions démesurées, ni échec, ni réussite. Son parcours doit être aujourd’hui évalué selon d’autres mensurations : celles qu’à point nommé la disparition des avant-gardes nous laisse en héritage. Pour le dire avec Reiner Schürmann : la vérité est une « conflictualité sans accords ». Et c’est dans les contradictions insurmontables de Guy Debord, lui dont l’obsession existentielle, esthétique et politique aura été celle d’une cohérence sans faille, qu’il faut chercher la vérité qu’il nous laisse en héritage. Guy Debord fut le coureur de fond des impasses de l’avant-garde. C’est à ce titre que son parcours, plus sinueux et complexe que sa radicalité ne le laisse apparaître au premier coup d’œil, revêt un caractère exemplaire de tout ce qu’aura été l’avant-garde. Pour savoir comment les spectres de l’avant-garde ne laissent pas de nous hanter, il faut décortiquer sans relâche le « cas Debord ».
Bourgeois, mais déshérité. Aristocrate dans l’âme, mais alcoolique désœuvré traînant dans des bars miteux, et embrassant la cause d’un prolétariat dont il ne fut qu’une particule « lumpen ». Ne jamais travailler, et pourtant consacrer sa vie à un travail stakhanoviste du négatif, comme personne d’autre à ce point (« j’aurais été un excellent professionnel, mais de quoi ? »). Adepte, comme toutes les avant-gardes et plus loin qu’aucune autre, de la table rase, il fait pourtant du « détournement » l’arme situationniste principale : tout est recyclable. On ne fait qu’avec des restes. Une langue digne des sommets de la prose française du XVIIe (Bossuet, Pascal) ; l’histoire de l’art, de la poésie, réinterprétée à la seule lumière de sa remise en actualité, sinon déclarée périmée ; le cinéma (presque aucune image « originale » dans ses films) ; la bande dessinée (Hegel en patron de troquet miteux).
La langue de Debord, donc. Ni Joyce, ni Artaud, ni Guyotat ne trouvent grâce à ses yeux ; révolutionner la vie quotidienne s’accompagne d’un conservatisme altier s’agissant de la langue. Debord ne touche pas à la prose (au sens où Mallarmé, au sujet du « cas Hugo », dira : « on a touché au vers », que Mallarmé se chargera d’atomiser sans retour). La destruction fut sa Béatrice, et pourtant l’innovation situationniste, plus radicale que celle d’aucune autre avant-garde, fut de « construire des situations » : tout l’art contemporain ou presque...